Mai 68 à Lille, ailleurs et après

Réponse à un camarade de Toulouse

Voici les questions que m’a fait parvenir ce proche du CRAS en mai 2016. Et mes réponses quelques mois plus tard :

[…] Sur la partie lilloise, je n’ai rien à dire [de ton livre], par contre j’ai quelques remarques à te faire dans la mesure où tu nous cites et que cela laisse entendre que nous partageons ton propos sur quelques affirmations.

J’ai noté dans l’avertissement de « Lille en Mai », la difficulté que j’ai eue à raconter « notre » histoire lilloise. Je m’explique : il s’agissait de rendre compte d’évènements auxquels « nous » avions participé mais il était difficile de porter un jugement critique positif ou négatif sur des actions menées il y a cinquante ans. Avec le recul et le contexte, je trouve, par exemple, un peu désuète notre action « non violente » du 8 mai. Je ne suis pas du tout certain que s’il fallait rejouer la partie Mai 68 aujourd’hui, j’y participerais de cette façon. J’ai l’impression que « nous » avons bien souvent agi comme les « anti-militants » inexpérimentés et isolés que nous étions. Alors, j’ai choisi pour le livre, de justifier chacun des moments de cette histoire à la façon dont « nous » le faisions in situ. Les opinions qui y sont exprimées ont évolué et sont parfois différentes de mon regard actuel. De plus, ce « nous » qui fige le collectif libertaire de Lille n’est pas immuablement le même du début de Mai 68… jusqu’en 2004-2005 et voire 2008 ! Il faut cependant noter que le bouquin a été lu et critiqué avant parution par trois « vieux » du début et deux copains plus récents rencontrés dans les années 1980. Et j’ai tenu compte de leurs remarques.

Page 145 – Note 14 : Ce n’est pas le 13 septembre 1971 que Puig Antich a été arrêté mais le 25 septembre 1973.

C’est un fait que je me suis trompé et je ne m’explique pas la date tout à fait fantaisiste publiée dans « Lille en Mai ». En relisant mes brouillons antérieurs, j’ai vu qu’en octobre 2010, j’avais écrit la bonne date.

Ils n’ont été « que » deux ce jour-là a être arrêtés. Rouillan n’a jamais été arrêté, ni incarcéré en Espagne. Si un flic est mort aucun membre du MIL ne l’a été ce jour-là. Les arrestations et les faits de cette journée sont relatés dans le bouquin MIL (éditions CRAS) à partir de la page 256 et dans celui des GARI page 21.

OK, tu as raison de préciser ce que j’avais mal compris, mal lu ou mal exprimé.

Page 149 – Note 19 tu écris : … »Mais les exigences de la lutte armée conduisirent Barrot et ses interlocuteurs à défendre l’idée d’un parti de type léniniste. » Je ne sais sur quel document ou écrits tu t’appuies pour affirmer cela, nous aimerions bien en prendre connaissance. Cela n’a certainement rien à voir avec la lutte armée et ne correspond pas à l’évolution politique des membres du MIL. Lire le texte d’autodissolution. Que Barrot n’ait pas abandonné l’idée de Parti aux débuts des années 1970 c’est fort possible. Dans sa conception (je pense) du Parti il ne devait plus être léniniste. Formation d’un Parti non pour diriger, mais pour accompagner le mouvement.

Pour Barrot, j’ai peut-être été un peu brutal en parlant de léninisme. Mais, si je me fie au livre de Cordovilla (p. 28), comme tu le notes d’ailleurs, dans les années 1970 au moins, il était un des rares de l’ultra-gauche (celle que je connaissais) à défendre l’idée d’un parti. « Jean Barrot, comme Pierre Guillaume, affirme Cordovilla, est l’un des personnages majeurs dans l’apparition « l’ultra-gauche français (sic) de la seconde moitié des années 60. Barrot, d’obédience conseilliste mais, grâce à Pierre Guillaume, influencé par le bordighisme de la revue Invariance dirigée par Jacques Camatte, fit une critique explicite de toute l’extrême gauche française et du léninisme au niveau théorique, pour arriver à une autre position qui affirmait l’importance du mouvement, sans nier, par contre la notion de parti (souligné par moi). » (Le MIL, une histoire politique, Acratie 2007). Cordovilla rappelle (note 12, page 26) fort à propos que « Bordiga était léniniste strict du point de vue de l’organisation ».

Il faut préciser tout de même qu’une autre composante de l’ultra-gauche refusait tout type de parti (c’est d’ailleurs à partir d’une discussion sur le parti que ce sont constitués, hors de Socialisme ou barbarie des groupes comme ILO qui deviendra ICO (cf Cordovilla page 28, note 17). Ce rassemblement sera rejoint par quelques animateurs de la revue anarchiste Noir et Rouge, à partir de 1969. Un parti qui ne nie pas le mouvement mais qui l’accompagne, c’est une subtilité qui me dépasse. Comme celle distinguée par un groupe de l’UGAL (Union des Groupes Autonomes Libertaires) en 1970, dans un texte reproduit dans le livre du CRAS (p.15). L’UGAL y décrit 6 types de structures organisationnelles, du plus autoritaire au plus libertaire. Voici sa classification : léniniste (PCF), organisation crypto- léniniste (Gauche prolétarienne et VLR), organisation anarcho-bolchévique (ORA), la merde FAiste (Joyeux, Laisant et Cie), les groupes autonomes… et enfin l’UGALP (l’UGAL Parisien). Ces distinctions pouvaient (peut-être) prêter moins à rire en 1970 qu’aujourd’hui. Mais, deux ans après Mai 68, je ne sais pas si ce luxe de précisions concernant l’organisation idéale (l’UGALP) ne manifestait rien d’autre que l’espoir, certes légitime, d’un grand soir imminent. En tout cas, pour nous à l’époque, comme pour moi-même aujourd’hui, il existe des organisations dirigistes d’une part et des groupes autonomes (peut-être mal coordonnés ?), d’autre part. En lisant les annexes de Lille en Mai, mais aussi des extraits d’autres livres sur Mai 68, on remarque que la plupart des publications de ce mouvement libertaire n’étaient quasiment jamais signées, revendiquées. Certaines d’entre elles portent comme paraphe explicite : « des inorganisés ».

Dans les années qui ont suivi 68, nombreux furent les réflexes organisationnels, bourrés de bonnes intentions, qui avaient perdu sens avec « le retour à la normale ». Il n’y avait pourtant plus rien à organiser sauf la défaite du prolétariat.

En effet, si à un moment quelconque, un groupe d’individus réagit à la violence du capital, il s’organise en conséquence. La nécessité de l’organisation prend donc sa source dans un « besoin » de communisme. Par la suite, l’organisation se structure en fonction des conditions sociales, des motivations/analyses et des objectifs de ces individus. Ou elle se dissout. Il n’y a pas d’organisation pérenne. Barrot avait énoncé et pressenti très tôt – malgré ses lectures de Bordiga – la difficulté de mener de front théorie et pratique dans une période où il n’y avait déjà plus de réponse adéquate à la violence du capital. Dans la mesure où celui-ci embrassait désormais à la fois les évènements ou attitudes qui le perpétuaient et ceux qui le contestaient. Il n’y a ni à accompagner ni à diriger un mouvement qui existe réellement. Il s’agit d’être individuellement dans le mouvement.
Les discussions autour de l’organisation des luttes, du rapport de ces organisations avant-gardistes avec le mouvement réel du prolétariat ont animé la Première Internationale. On en parlait sans doute avant (cf David Berry : Le mouvement anarchiste en France 1917-1945, éditions Noir et Rouge et Libertaire, 2014, p.234-241). Dans le numéro 41 de Noir et Rouge, daté de … mai 1968 ! (mais écrit avant) on trouve un article intitulé « Les anarchistes et l’organisation ». À la même époque, un numéro spécial de cette revue publie les arguments de Kropotkine, Archinoff et d’autres militants anarchistes – exilés russes – en 1926 (Plateforme d’Archinoff). Dans les années qui nous intéressent, j’ai précisé dans Lille en Mai (note 36 , p.204) qu’on pouvait « suivre les différents débats sur l’organisation de rassemblements ou partis à travers la correspondance et les articles publiés par ICO. Voir Liaisons n° 5 (Supplément d’ICO n° 112-113, décembre 1971, janvier 1972). Il fut même envisagé de publier une brochure nettement polémique en réponse à l’avant- gardisme de la Vieille Taupe, Potere Operaio et Révolution internationale ». Il doit en rester des traces quelque part. Barrot lui-même est revenu, avec pertinence, dans La Banquise n° 2, 1983, sur la permanence de ce vieux débat.

Autrement je ne partage pas ta critique sévère concernant Barrot à propos des orientations de sa solidarité envers ceux du MIL. Ceux de La vieille Taupe étaient les seuls de l’Ultra-gauche à avoir des liens avec ceux de Barcelone. Lorsque les camarades échappés de Barcelone sont venus les voir après les arrestations, comprenant la situation dramatique ils ont accepté de se joindre à la solidarité. D’un point de vue théorique les autres de l’Ultra-gauche avait certainement raison, mais ils n’ont pas saisi que des camarades pouvaient réellement être exécutés. Ils ont oublié l’affectif, l’humain, le relationnel. Barrot qui n’était (n’est) qu’un théoricien et qui était (et est) contre les actions armées ne s’est pas défilé, il a remballé ses principes (avec certainement d’énormes difficultés) et il a tenté avec d’autres de sauver Puig. Et de plus il est venu témoigner en 1981 au procès des GARI exprimer sa solidarité, alors qu’il avait été opposé aux actions menées.

D’accord avec toi sur le comportement de Barrot dans cette dramatique et alors insoluble histoire. Je ne trouve pas avoir été particulièrement sévère à son égard. Mais je souhaite que les plus jeunes camarades, à défaut d’adopter un mode d’expression et des analyses corrosifs comme celui qui était le nôtre et que je pratique et défend toujours, fassent l’effort de ramener nos excès verbaux aux proportions qu’ils méritent. Plus les gens nous sont proches et plus il est légitime, sans agressivité, d’être intransigeant à leur égard. J’ai tout de même écrit, pages 148-149, note 19 : « aucun groupe de l’ultra-gauche ne réussit dans cette affaire à adopter une attitude pratique satisfaisante » . Et je renvoie au livre du CRAS et au texte de Barrot lui- même publié dans la Banquise n° 2 . Je ne pouvais pas ignorer l’opposition, par exemple, de Négation (qui avait relativement tort mais dont je partageais alors les erreurs) et il était nécessaire que je donne la référence du texte « L’antifascisme dans un verre d’eau de Vichy » qui résume bien la posture de l’ultra-gauche, contre Barrot… et les intellectuels parisiens indignés ! Jean Barrot dépassera les arguments théoriques de ses opposants de l’ultra-gauche, dix ans plus tard. Avec courage et cohérence. Mais, comme tous ceux qui avaient côtoyé les militants du MIL avant le désastre, il sut abandonner la théorie pour essayer de sauver Puig Antich. Dans la note 20 de la page 149 de Lille en Mai, sans nommer explicitement Barrot, je redéfinis théoriquement les données du problème du soutien ou non aux membres de l’ex-MIL : je reprends le prologue de Vamos hacia un nuevo 29, édité par Mayo 37 en1973 et cité page 4 dans le livre de Cordovilla : « En définitive, il ne s ‘agit pas de lutter seulement contre le fascisme, mais contre le système économique, encore une fois il ne s’agit pas de s’affronter aux contradictions du capitalisme espagnol, mais au capitalisme international dans sa totalité, il ne s’agit pas d’un combat local, mais d’une lutte de portée mondiale ». Je conclus, toujours dans cette note 20 : « Leur histoire individuelle (à ceux du MIL), leur proximité familiale et géographique les avaient ancrés dans ces lieux. Ils y combattaient le capitalisme. Mais il était plus confortable pour les rackets démocratiques qui les soutinrent de les cantonner au rôle d’anti-franquistes ou d’antifascistes.

Barrot était bien différent des théoriciens que je fréquentais. Toujours embarqués dans la croyance que le communisme ne pouvait s’exprimer alors que par la théorie. Alors que la « théorie » n’est qu’une expression particulière du capital. Et ce d’autant plus qu’elle prétend adopter un point de vue global. Pendant des années, ils scrutèrent l’actualité en cherchant les signes qui vérifieraient leurs modèles économiques ou sociaux. Les faits, ils les tenaient de la presse. Quant aux modèles, ils étaient inspirés, on peut le supposer, par leurs dernières lectures. Pour cette ultra- gauche pourtant proche des anarchistes sur certains points, il n’y avait aucune place pour les histoires individuelles, fussent-elles rebelles. Elle ne s’associa pas logiquement au comité oecuménique pour la défense de Puig Antich.

C’est à peu près au moment de cette affaire (et ce n’est pas à cause d’une lucidité particulière) que j’ai cessé de fréquenter les groupes théoriques, sauf ICO qui était plutôt un lieu de discussions (pour le meilleur d’ailleurs comme pour le pire). Mais à Lille, je peux t’assurer que la seule manifestation contre l’exécution de Puig Antich était unanimement démocrate et antifasciste. Je ne me souviens pas d’une seule argumentation qui en appelle à la réalité crue que vous viviez à Toulouse. Par contre, toute la gauche y compris la stalinienne y trouvait l’occasion, une fois de plus, de se refaire une santé. L’ultra-gauche s’était repliée, dans une ascèse morbide, sur la théorie, préliminaire nécessaire à la Révolution. De la juste critique des attitudes artistes, fumeurs de joints, éleveurs de chèvres et lecteurs de l’hebdomadaire mao-spontex Tout, de « la critique de la vie quotidienne » mise à jour par Henri Lefebvre, dans les années 1960, les théoriciens en étaient arrivés à la négation concrète de leur propre existence (salariat, relations individuelles, rapport à la consommation culturelle… ). C’est là que j’ai abandonné Négation pour un petit groupe qui n’avait pas de sympathies particulières pour les khmers rouges ni autre signe immédiat de la révolution. Nous nous intéressions à des sujets que la « critique radicale » n’avait fait qu’effleurer : nature de la connaissance scientifique, de l’art…

Les théoriciens avaient fait don (ou le prétendaient) de leur propre vie au communisme à venir. Mais ils hésitaient tout de même dans leur fiction entre une happy end socialiste qu’ils espéraient et la barbarie qu’ils redoutaient. Ils manifestaient, comme tout militant, leur dégoût pour le bien être social. Les plus pessimistes, lorsqu’ils prenaient quelque plaisir à exister, s’en cachaient soigneusement sous les masques rigides d’impitoyables censeurs moraux. Leur abnégation conduisait les hommes à la vasectomie. Ils se nourrissaient de leurs fables en jetant l’anathème sur toute forme de pensée qu’ils ne pouvaient y inclure; À croire que cette avant-garde théorique avait été coulée dérisoirement dans le même bronze que le buste de Mao.

Page 150 – Note 21 – Les GARI apparaissent en mai 1974 et non en septembre 1974. La coordination GARI s’est auto-dissoute en août 1974. Les dernières actions menées et signées datent de juillet 1974. Lire le bouquin GARI…

Tu as sans doute raison. Mais le GAI qui rassemblait des militants de France ne s’est-il pas fondu dans la coordination GARI, en grande partie ? Bien que tout le monde n’y ait peut-être pas trouvé son compte ! Tout de suite après l’exécution de Puig Antich, c’est d’abord les GAI qui interviennent avant l’apparition des GARI (p.154, Cordovilla). L’action au musée Grévin est datée du 2 au 3 novembre 1974 et revendiquée par le GAROT, (groupe d’action révolutionnaire occasionnellement terroriste).

Page 159 – L’organisation Action Directe n’a rien à voir dans l’expropriation à Condé sur Escaut. Voir les journaux de 1989 lors du procès et le livre de Cuadrado Comme un Chat.

J’ai parcouru le livre de Cuadrado dans lequel j’ai appris beaucoup de choses. Quand je note, moi-même, la responsabilité d’Action directe à Condé-sur-Escaut, ma phrase est sans doute un peu imprécise. J’écris, pour faire court, « qui fut attribué à Action directe »; je voulais dire, « attribué en 1979 par la rumeur publique ». C’est-à-dire les media des années 1980. J’ai expédié trop vite cet épisode, déjà marginal à mon propos. Cela, bien sûr, n’excuse rien.

Page 200 – Au sujet des communautés je trouve ton propos très réducteur. Tu ne peux écarter toute tentative qui souhaite s’émanciper du Capital et de sa logique. Bien que ce travail sur les dizaines de Communautés des années 1970 ait été peu traité, cette mise en pratique communautaire a permis et permettra d’en tirer les enseignements.

Aujourd’hui, si j’avais quelques ambitions théoriques, je serais sans doute moins tranchant sur toutes les tendances « communautaristes » qui sont nées dans les années 1970. Mais on baignait alors dans un tel fatras underground états-unien que je ne regrette pas de m’y être opposé. Et comme je l’ai dit précédemment, ce qui est écrit dans mon livre témoigne de positions ultra- gauches plus « raides » que mes convictions actuelles (peut-être suis-je en train de vieillir ! ou l’histoire va-t-elle plus vite que moi ?). Mais toute réflexion faite, je ne pense pas que le communisme en actes ait quelque chose à voir avec le système D. Celui-ci se réalisant dans le squatt ou la colocation. De même on a pu évaluer le caractère contre-révolutionnaire d’une multitude d’associations féministes ou qui se définissent par rapport à leur comportement sexuel. À part, peut-être, le FHAR qui s’est manifesté assez clairement lors de l’affaire Puig Antich.

Pour finir :
 ce que j’ai découvert avec divers témoignages et diverses critiques dont la tienne, c’est que Mai 68 et la suite ne semblent pas avoir été vécus de la même façon au nord de la France qu’au sud. Les informations nous arrivaient mal, à part les parisiennes. Du moins jusqu’en 1972. Internet n’existait pas, ni les mails. Le téléphone coûtait cher, on se déplaçait moins facilement…. Du coup, avant la prolifération de groupes autonomes presque toujours programmatiques et conseillistes, nous n’avions de repères quant à la mobilisation en France qu’au travers de la grande presse, la presse militante et la presse ultra-gauche strictement parisienne. Le jacobinisme a continué à fonctionner même dans les débats. Les positions radicales au nord étaient représentées par Strasbourg et Nantes. L’IS y était influente. Alors que nous mimions plus ou moins Paris, Strasbourg et Nantes, il me semble qu’il se jouait une autre partie au Sud entre Toulouse et Barcelone. Ce dernier secteur prolongeait plus directement le courant anarchiste et la critique qui en avait été faite par les survivants de l’Espagne révolutionnaire. Bien que, comme je le note, quelques-uns d’entre nous avions rencontré, – mais pas avant 1971 -, Alvarez, Reglat, Rivière…, personne n’avait pris le wagon du Sud. Par contre, l’axe Toulouse Bruxelles était suffisamment encombré (par Alberola, par exemple mais aussi par des déserteurs fuyant le service obligatoire) pour que des contacts s’établissent entre divers groupes activistes locaux ou en transit. Eux aussi coupés de la réalité.
 J’avais, pour tout te dire, écrit quelques pages qui, dans le bouquin auraient dû résumer le parcours théorique des trois ou quatre copains qui m’étaient le plus proches après 1972. J’ai éliminé ce récit parce qu’il nécessitait de procéder en peu de pages à l’approfondissement de longues discussions qui n’avaient pas forcément leur place dans ce livre, et, supposait un investissement personnel trop important.

Mon projet pour Lille en Mai était plutôt de combler une lacune locale à l’intention des plus jeunes. Il fallait casser le discours exclusif des staliniens, omniprésents à chaque commémoration de Mai 68. À partir de 1972, mon récit se serait composé sans doute de témoignages subjectifs : itinéraires intellectuels d’un ou deux jeunes « militants » anar, provinciaux, se familiarisant avec, notamment, la pensée de Marx. Après Négation, Invariance, Le Mouvement communiste de Barrot et la gauche ultra. Groupes ou revues qui refusaient de plier le radicalisme, en partie énoncé par Debord, à des interprétations sommairement hédonistes. Encore aujourd’hui, Marcolini dans Le mouvement situationniste prétend que les mouvements féministes, homosexuels… étaient directement inspirés par les situs! Et ne conçoit implicitement le slogan « Vivre sans temps morts, jouir sans entraves » que dans le sens de la fête et du plaisir hic et nunc… C’est réduire la formule à ses verbes (« vivre » et « jouir ») que d’oublier le reste (« sans temps mort » et « sans entrave ») et ainsi en exclure la composante révolutionnaire. En laissant la porte ouverte au libertarisme tel qu’il est d’ordinaire prôné voire vécu par la bourgeoisie ou l’écologie dite politique.

Jean Barrot, par la suite, a bien développé le caractère contradictoire du capital qui inspire à la fois le féminisme et l’anti-féminisme, le racisme et l’anti-racisme, le fascisme et l’anti-fascisme, le développement de l’industrie nucléaire et sa contestation écolo.
Par ailleurs, tous ces groupes des années 1970 (sauf ICO, évidemment) conservaient les conseils comme ultime horizon, dans une situation, comme le dit Louis Janover (Dans Tombeau pour le repos des avant-gardes, Sulliver p. 264-265), où la structure conseilliste avait perdu son sens (c’est ce qu’il nommera « l’ultra-gauchisme »). Ce sont toujours les conditions sociales qui déterminent les modes d’action et donc, d’organisation, autant révolutionnaires que contre-révolutionnaires. Depuis, nous avons eu les SCOP et « l’économie sociale et solidaire » comme « utopies positives ». Sans oublier le revenu universel pour parachever la domination réelle du capital. Il ne faut surtout pas prendre les bougies et autres bâtons d’encens allumés par la gauche unitaire ou pas pour des embrasements prolétariens. La petite bourgeoisie avec ses avant-gardes intellectuelles défend ses privilèges pédagogiques comme elle le peut. Elle refuse sa propre prolétarisation et tend à organiser les mouvements spontanés du prolétariat. Dans un capitalisme humainement durable. Le prolétariat n’a rien à apprendre de quiconque. Il est la force de travail du capital, le capital lui-même et en même temps sa négation.